5.
L’idée lui vint qu’il y avait de nombreux niveaux de sommeil et d’inconscience, et donc de réveils. Dans cette quiétude cotonneuse – bien au chaud, bien enveloppée, avec une sorte d’obscurité rougeâtre derrière les paupières – il était facile et rassurant d’imaginer les nombreuses façons dont on pouvait être partie, et ensuite revenue.
Il arrivait qu’on s’endorme juste un instant, en hochant la tête et en la relevant brusquement, juste une seconde. Ou on pouvait faire une courte sieste, souvent volontairement limitée parce qu’on n’avait que quelques minutes devant soi, ou une demi-heure tout au plus.
Bien sûr, il y avait aussi la Bonne Nuit de Sommeil classique, malgré tout ce qui pouvait venir la troubler, le travail posté, les boutiques ouvertes toute la nuit, les drogues et les lumières de la ville.
Il y avait également l’inconscience plus profonde quand on vous endormait pour une procédure médicale, ou celle quand on s’était cogné la tête et que, un bref instant, on ne se souvenait même plus de son nom. Les gens tombaient aussi parfois dans un coma dont ils émergeaient très progressivement. Ça devait faire un drôle d’effet. Et puis, depuis quelques siècles, bien que moins souvent aujourd’hui parce que les choses avaient évolué, il y avait le subsommeil des longs voyages spatiaux, quand on était plongé dans une sorte d’hibernation pendant des années, ou même des décennies. Maintenu à basse température et à peine vivant, pour être ranimé à l’approche de la destination. Chez elle, il y avait eu des gens qu’on conservait comme ça en attendant des progrès de la médecine. Ce devait être vraiment étrange de se réveiller d’une chose comme ça, songea-t-elle.
Elle éprouvait l’envie de se retourner, comme si elle était nichée dans un lit fabuleusement confortable mais qu’elle avait maintenant passé suffisamment de temps sur ce côté, et qu’il était temps de se mettre sur l’autre. Elle se sentait aussi très légère, mais rien qu’en y pensant, elle éprouva la sensation rassurante d’être un petit peu plus lourde.
Elle respira profondément et se retourna en gardant les paupières toujours bien fermées. Elle avait la vague impression de ne pas vraiment savoir où elle était, mais ça ne l’inquiétait pas. En temps normal, c’était une sensation troublante, qui pouvait même parfois se révéler effrayante, mais pas cette fois. Sans savoir comment, elle sentait qu’elle était en sécurité, qu’on s’occupait bien d’elle et qu’elle ne courait aucun danger.
Elle se sentait bien. Vraiment très bien, en fait.
À la réflexion, elle ne se souvenait pas s’être jamais sentie aussi bien, aussi en sécurité, aussi heureuse. Elle fronça très légèrement les sourcils. Allons, se dit-elle, ça a bien dû déjà t’arriver… Elle éprouva une légère irritation de n’avoir qu’un vague souvenir d’un tel sentiment de calme et de bonheur. Probablement dans les bras de sa mère, quand elle était petite.
Elle savait que si elle se réveillait complètement, tous ses souvenirs lui reviendraient, mais si d’un côté elle voulait pouvoir répondre à cette question et éclaircir la situation, d’un autre côté elle se sentait trop bien, allongée comme ça sans savoir où, somnolente et heureuse.
Elle connaissait bien cette sensation. C’était souvent le meilleur moment de la journée, avant qu’elle ne soit obligée de se lever et d’affronter les réalités du monde et les responsabilités qui lui incombaient. Quand on avait de la chance, on pouvait vraiment dormir comme un bébé, complètement, profondément, sans un souci en tête. Et ce n’est que quand on se réveillait que vous revenaient à l’esprit tous les sujets de préoccupation, tous les ressentiments éprouvés, toutes les injustices et les cruautés subies. Pourtant, même l’idée de ce triste processus ne parvenait pas à détruire son sentiment de calme et de bonheur.
Elle soupira. Un long et profond soupir de satisfaction, bien que légèrement teinté de regret car elle sentait le sommeil la quitter doucement, telle la brume chassée par une brise légère.
Le drap qui la recouvrait était incroyablement fin, d’une douceur presque liquide. Il se déplaça sur son corps nu quand elle finit de soupirer et s’agita légèrement. Elle n’était pas sûre que même Lui possédât des draps aussi…
Elle sursauta. Une image terrifiante, le visage d’une créature haïe, commençait à se former devant elle, et puis, comme si une autre partie de son esprit était intervenue pour la rassurer, sa peur se dissipa et son angoisse sembla balayée comme de la poussière.
Elle ignorait ce que c’était, mais elle n’avait maintenant plus rien à craindre. Ma foi, c’est bien agréable, se dit-elle.
Elle se dit aussi qu’elle ferait bien de se réveiller.
Elle ouvrit les yeux. Elle eut la vague impression d’un grand lit aux draps pâles, d’une chambre haute de plafond avec de grandes fenêtres ouvertes et des rideaux de mousseline qui flottaient devant. Une douce brise au parfum de fleurs s’agitait autour d’elle. Des rayons de soleil dorés pénétraient dans la pièce par les fenêtres.
Elle remarqua une sorte de lueur floue au pied du lit. Elle se concentra et vit qu’elle épelait le mot SIMULATION.
Simulation ? se demanda-t-elle en se frottant les yeux. Quand elle les rouvrit, elle put mieux distinguer les détails de la chambre, qui semblait parfaitement et entièrement réelle, mais elle n’y faisait déjà plus attention. Elle était bouche bée, car elle venait de prendre conscience de ce qu’elle avait vaguement aperçu en levant les bras pour se frotter les yeux.
Elle baissa lentement la tête et leva de nouveau les mains à hauteur de son visage. Elle en regarda le dos et les paumes, puis ses avant-bras et ce qu’elle pouvait voir de ses seins. Elle se redressa contre la tête de lit en repoussant le drap, et elle contempla son corps nu.
Elle examina de nouveau ses mains, ses doigts, ses ongles, comme à la recherche de quelque chose de presque trop petit pour qu’on puisse le voir. Elle finit par lever les yeux et balaya la pièce du regard, puis elle bondit hors du lit – le mot SIMULATION resta où il était, à peine visible au bas de son champ de vision – et courut se mettre devant le grand miroir en pied placé entre deux des fenêtres aux rideaux flottants.
Rien sur son visage non plus. Elle se regarda fixement.
D’abord, elle n’était pas du tout de la bonne couleur. Elle aurait dû être presque noir de suie, alors qu’en fait sa peau était… elle ne savait même pas comment qualifier cette couleur. Or sale ? Boue ? Coucher de soleil pollué ?
Ce n’était déjà pas terrible, mais il y avait pire.
— Putain, où est passée mon intaille ? s’exclama-t-elle.
SIMULATION, disait le mot qui flottait maintenant à ses pieds tandis qu’elle contemplait la jeune femme nue devant elle, très belle mais au corps pâle et sans aucune marque. Elle lui ressemblait un peu, sans doute, dans sa stature et ses proportions, mais c’était déjà beaucoup dire. Sa peau unie était d’une teinte mordorée, et ses cheveux étaient beaucoup trop longs et beaucoup trop foncés.
SIMULATION. Le mot était toujours là. Elle tapa du poing contre le cadre du grand miroir, et ressentit à peu près la douleur qu’elle attendait. Elle aspira l’air frais et parfumé à travers ses dents – des dents qui ne portaient aucune marque non plus, et qui étaient trop uniformément blanches, comme l’était le blanc de ses yeux. Quand elle l’avait frappé, le cadre du miroir avait tremblé et l’ensemble avait glissé de quelques millimètres sur le parquet ciré, modifiant légèrement l’angle sous lequel elle se voyait.
— Aïe aïe aïe, marmonna-t-elle en agitant sa main qui lui faisait un peu mal.
Elle retourna à la fenêtre et se glissa sous le rideau de gaze. Elle se trouvait maintenant sur un balcon d’où elle pouvait admirer un paysage ensoleillé d’arbustes verts et bleus élégamment taillés au milieu d’une étendue d’herbe vert pâle. À travers une légère brume, on distinguait au loin des collines boisées, bleutées par la distance, et plus loin encore, une chaîne de montagnes aux cimes enneigées. Une rivière miroitait au soleil au bord d’un pré où un troupeau de petits animaux au pelage foncé broutaient l’herbe.
Elle contempla longuement la vue, puis elle recula et prit un bout du voile de gaze qu’elle examina de près. Elle fronça les sourcils en notant la précision presque microscopique du tissage. D’autres fenêtres étaient ouvertes, et elle aperçut son reflet dans une vitre. Elle secoua la tête – comme c’était bizarre de sentir ses cheveux s’agiter ! –, puis elle s’agenouilla devant la rambarde de pierre du balcon pour y passer la main. Elle sentit les légères aspérités du grès sous ses doigts, et un peu de poudre tomba quand elle se les frotta. Elle posa son nez contre la pierre. Elle pouvait même en sentir l’odeur…
Et pourtant, le mot disait bien SIMULATION. Elle poussa un autre soupir, d’exaspération cette fois, et examina le ciel avec ses nombreux petits nuages cotonneux.
Elle avait déjà eu l’occasion de vivre des simulations. Elle s’était trouvée dans des environnements virtuels, mais même ceux dans lesquels on vous injectait certaines drogues, afin que vous complétiez vous-même les détails, n’étaient pas aussi parfaitement convaincants que celui-ci. Les simulations qu’elle avait connues se rapprochaient plus du rêve que de la réalité. Convaincantes sur le moment, mais dès qu’on commençait à chercher les pixels, le grain, les fractales et tout ce qui s’ensuit – ou simplement les raccourcis et les incohérences du programme –, on les trouvait facilement. Ce qu’elle voyait et sentait ici était d’une perfection inouïe. Elle éprouva une brève sensation de vertige, qui passa avant même qu’elle ait commencé à chanceler.
N’empêche, le ciel était trop bleu, le soleil trop jaune, les collines et surtout les montagnes ne s’estompaient pas tout à fait comme elles le font sur une vraie planète. Et même si elle se sentait tout à fait elle-même en elle-même, elle se trouvait dans un corps totalement dépourvu de marques, qui la faisait se sentir plus nue qu’elle ne l’avait jamais été. Pas d’intaille, pas de tatouage, aucun marquage d’aucune sorte. C’était la meilleure preuve que rien de cela ne pouvait être réel.
Enfin, disons que c’était la deuxième meilleure preuve. Il y avait aussi ce mot qui continuait de flotter en rouge à la limite de sa vision : SIMULATION. On pouvait difficilement faire moins ambigu que ça.
Elle se pencha pour essayer de voir quelques détails du bâtiment. Ce n’était qu’une grande maison de pierre rouge avec des tas de hautes fenêtres, quelques trucs qui dépassaient, des petites tourelles, un chemin dallé autour. En tendant l’oreille, elle crut distinguer un souffle de brise dans la cime des arbres, quelques appels plaintifs qui représentaient sans doute des chants d’oiseaux, et un doux bêlement venant du troupeau de quadrupèdes qui paissaient dans le pré.
Elle revint dans le silence relatif de la chambre, et elle s’éclaircit la gorge.
— Bon, d’accord, c’est une simulation. Y a-t-il quelqu’un à qui je pourrais parler ?
Pas de réponse. Elle allait ajouter quelque chose quand on frappa poliment à l’une des deux grandes portes.
— Qui est là ? demanda-t-elle.
— Je m’appelle Sensia, répondit une agréable voix de femme.
Elle aurait dû se douter que ce serait la voix d’une femme d’un certain âge, le genre qui sourit en parlant. Une de ses tantes préférées avait la même voix, peut-être un peu moins raffinée.
— Un instant.
Elle baissa les yeux et s’imagina portant une robe blanche toute simple. Non, rien à faire. Elle était toujours nue.
Il y avait un grand placard près de la porte. Elle ouvrit les battants tout en se demandant pourquoi elle se donnait cette peine. Elle était dans une simulation, ça ne ressemblait même pas à son corps, et de toute façon, elle ne s’était jamais trop souciée de son aspect physique – pourquoi l’aurait-elle fait, alors qu’elle était une Intaillée ? L’idée aurait été vraiment très drôle si elle n’avait pas été intimement teintée d’amertume. Cela étant, elle se sentait particulièrement nue sans marquages, et l’atmosphère générale de cette simulation, luxueuse et raffinée, semblait exiger un certain décorum.
La penderie contenait toutes sortes de vêtements assez élégants, mais elle choisit une robe bleue toute simple faite du même tissu que les draps à la douceur liquide. Elle retourna devant la porte, s’éclaircit de nouveau la gorge, et tourna la poignée.
— Bonjour, dit la femme qui se tenait sur le seuil.
Elle devait bien avoir une soixantaine d’années, pas particulièrement jolie mais avec une expression aimable. Il y avait derrière elle un large couloir avec d’autres portes sur un côté, et de l’autre des balustrades surplombant un grand hall.
— Puis-je entrer ?
Ses cheveux blancs étaient noués en chignon. Elle avait des yeux verts pétillants, et portait un tailleur gris foncé.
— Je vous en prie.
Sensia regarda autour d’elle, puis elle tapa doucement dans ses mains.
— Si nous allions nous asseoir dehors ? Je viens de demander qu’on nous apporte des rafraîchissements.
Elles transportèrent deux lourds fauteuils de brocart sur le plus grand des balcons, où elles s’installèrent.
Ses yeux restent trop ouverts, songea-t-elle. Elle est face au soleil. Une vraie personne aurait déjà plissé les yeux, non ?
Sur une corniche au-dessus du balcon, deux petits oiseaux bleus semblaient se battre en agitant les ailes, s’élevant un instant pour se retrouver presque en contact avant de retomber, le tout dans un grand concert de pépiements aigus.
Sensia lui fit un large sourire en joignant les mains et dit :
— Ainsi donc, nous sommes dans une simulation.
— C’est ce que j’avais cru comprendre.
Le mot était maintenant comme imprimé sur les jambes de la femme assise en face d’elle.
— Nous allons retirer ça, dit Sensia.
Le mot disparut aussitôt. C’était un peu inquiétant, mais elle devait bien s’attendre à être toujours sous le contrôle de quelqu’un, dans une sim. Sensia se pencha vers elle.
— Et maintenant, la question va peut-être vous paraître bizarre, mais verriez-vous un inconvénient à me dire votre nom ?
Elle regarda Sensia. Un bref instant, elle eut besoin de réfléchir. Quel était son nom ?
— Lededje Y’breq, dit-elle enfin en bafouillant presque.
Bien sûr.
— Merci. Je vois.
Sensia leva les yeux vers les deux oiseaux qui continuaient de pépier comme des fous. Le bruit s’arrêta net. Un instant plus tard, les oiseaux vinrent se poser sur son index avant de s’éloigner dans deux directions différentes.
— Et d’où venez-vous exactement ?
Encore un délai presque imperceptible.
— Eh bien, je… j’appartiens à l’entourage de Veppers, dit Lededje.
Veppers. Comme c’était bizarre de penser à lui sans frissonner de peur. C’était comme si tout cela faisait partie d’une autre existence qu’elle pouvait laisser à jamais derrière elle. Même en y pensant, en la retournant dans sa tête, cette idée ne lui inspirait aucune terreur. Elle essaya de se souvenir où elle avait été la dernière fois, avant d’atterrir ici. C’était comme si elle voulait se le cacher.
— Je suis née dans la ville d’Ubruater, et j’ai grandi dans la résidence du domaine d’Espersium, dit-elle à Sensia. Ces derniers temps, je continue d’habiter à Ubruater ou à Espersium, et quelquefois simplement là où Mr Veppers se trouve.
Sensia hochait la tête, le regard lointain.
— Ah-ha ! dit-elle enfin avec un grand sourire en se renfonçant dans son fauteuil. Ubruater, Sichult, système de Quyn, Amas de Ruprine, Bras Un-un Près-du-Bout.
Lededje reconnut « Quyn », le nom que portait le Soleil dans le reste de la Galaxie, et elle avait déjà entendu le terme « Amas de Ruprine ». Elle n’avait aucune idée de ce que pouvait être « Bras Un-un Près-du-Bout ». Sans doute cette région particulière de la Galaxie.
— Où suis-je ? demanda-t-elle.
Un petit plateau épais apparut en flottant, chargé de verres et d’une carafe contenant un liquide vert pâle avec des glaçons. Le drone s’abaissa entre elles pour servir de table. Sensia remplit leurs verres.
— En ce moment, très littéralement, dit-elle en faisant tourner les glaçons dans son verre, vous êtes dans un nœud du substrat informatique du Véhicule Système Général Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie, qui traverse actuellement la Bulle ’liavitzienne, dans la région qu’on appelle l’Oreille de Dieu, Rotationnel.
Sans saisir tous les mots, Lededje s’était mise à réfléchir.
— Un Véhicule ? demanda-t-elle. S’agit-il d’une Roue, ou bien… ?
Elle but une gorgée du liquide vert pâle. C’était délicieux, bien que sans doute non alcoolisé.
Sensia sourit d’un air perplexe.
— Une Roue ?
— Vous savez bien, une Roue, répéta Lededje qui se rendit compte de leur totale incompréhension mutuelle.
Comment cette femme pouvait-elle ignorer ce qu’est une Roue ?
Le visage de Sensia s’éclaira.
— Ah, une Roue ! Un objet spécifique, avec une majuscule et tout. Je vois. Oui, excusez-moi. Je vous suis, maintenant. (Elle détourna les yeux un instant pour regarder au loin d’un air distrait.) Ah, oui, c’est vraiment fascinant… (Elle secoua la tête.) Mais non, ce n’est pas une Roue. C’est un peu plus grand que ça. Un Véhicule Système Général de classe Armure, d’une centaine de kilomètres de long si vous incluez la structure du champ externe, et quatre kilomètres de haut en comptant seulement la coque nue. À peu près six mille milliards de tonnes, bien que les estimations de masse deviennent diaboliques quand il y a autant de matière exotique au niveau des propulseurs. Il y a à peu près deux cents millions de personnes à bord en ce moment. (Avec un petit sourire, elle ajouta :) Sans compter celles qui sont dans des environnements virtuels.
— Comment s’appelle-t-il, déjà ?
— Le Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie. (Sensia haussa les épaules.) C’est de là que je tire mon nom. Sensia. Je suis un avatoïde du vaisseau.
— Ça m’a l’air d’être un vaisseau de la Culture, dit Lededje en sentant tout à coup une onde de chaleur la parcourir.
Sensia la regarda fixement d’un air sincèrement surpris.
— Vous voulez dire que vous ne saviez pas que vous étiez sur un vaisseau de la Culture ? Ni même que vous étiez au sein de la Culture ? Je suis étonnée que vous ne soyez pas plus désorientée. Où pensiez-vous donc être ?
Lededje haussa les épaules. Elle en était encore à essayer de se souvenir où elle était avant de se réveiller ici.
— Aucune idée, dit-elle. Je ne me suis jamais trouvée dans une sim de cette qualité. Je ne sais pas si nous en avons de ce niveau. Je ne pense pas que même Veppers en ait d’aussi détaillées.
Sensia se contenta de hocher la tête.
— Où suis-je vraiment ? demanda Lededje.
— Que voulez-vous dire ?
— Où se trouve mon vrai moi, mon corps physique ?
Sensia reposa son verre sur le plateau flottant, avec une expression indéchiffrable.
— Ah, fit-elle simplement. (Elle tourna la tête un instant pour contempler la verdure qui entourait la maison, puis elle regarda de nouveau Lededje.) Quel est votre dernier souvenir avant votre réveil ici ?
Lededje secoua la tête.
— J’ai beau essayer, je ne vois pas.
— Ma foi, n’essayez pas trop. À ce que je comprends, il semble que cela soit… traumatisant.
Lededje ne sut quoi répondre. Traumatisant ? songea-t-elle avec un petit frisson d’inquiétude. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
Sensia inspira profondément.
— Je dois d’abord vous expliquer que je n’ai encore jamais eu à demander son nom à quelqu’un dans de telles circonstances. Je veux dire à quelqu’un – vous – qui apparaît soudain sans s’être annoncé. (Elle secoua la tête.) Ce ne sont pas des choses qui arrivent. Les états mentaux, les âmes, les processus d’inventaire cérébral complets, peu importe le nom qu’on leur donne, arrivent toujours avec une abondante documentation. Pas vous.
Sensia sourit de nouveau. Lededje eut soudain la désagréable impression qu’elle s’efforçait d’être rassurante. Dans son expérience, cela n’avait jamais été très bon signe, et elle ne voyait pas de raison que ça change maintenant.
— Vous vous êtes tout simplement immatérialisée ici, ma chère, poursuivit Sensia, en une occurrence d’intrication d’urgence unichrone univoque au sein d’un système archaïque hérité par procuration, à un niveau que nous autres les Mentaux qualifions généralement d’Implausibilité Hautement Risible. Et le plus étrange dans cette affaire, c’est que vous êtes arrivée ici sans ce qu’on pourrait appeler de la paperasse. Zéro document, absolument aucun élément contextuel. Vous êtes une sans-papiers.
— Est-ce que c’est inhabituel ?
Sensia éclata de rire. Elle avait un rire étonnamment fort et communicatif. Lededje ne put s’empêcher de sourire malgré la gravité apparente du sujet.
— Inhabituel n’est pas vraiment le mot. Disons plutôt que c’est sans précédent au cours des quinze derniers siècles, qui ont pourtant été assez fertiles en événements. Franchement, j’ai moi-même encore du mal à y croire, et j’ai en ce moment même des tas d’avatars, d’avatoïdes, d’agents et de prospecteurs qui cherchent à savoir si quelqu’un a jamais entendu parler d’une chose pareille. Je n’ai encore eu aucune réponse positive pour l’instant.
— Et c’est pour ça que vous avez dû me demander mon nom ?
— Tout à fait. En tant que Mental d’un vaisseau – mais c’est pareil pour tous les Mentaux, ou même les IAs –, je suis assujettie à une sorte d’interdiction constitutionnelle d’explorer trop profondément votre personnalité, mais il a bien fallu quand même que je fouille un peu, juste de quoi vous trouver un profil corporel compatible dans lequel vous pourriez vous réveiller sans traumatisme supplémentaire, ici dans le Virtuel.
Ça n’est quand même pas parfait, songea Lededje. Je suis un négatif de la couleur de mon vrai moi. Et où donc est passé mon tatouage, bon sang ?
Sensia poursuivit :
— Et puis, il y a les protocoles de langage, évidemment. Ils sont en fait assez imbriqués, mais cependant très localisés à travers la panhumanité, de sorte qu’on peut facilement les identifier. J’aurais pu creuser encore un peu plus pour récupérer votre nom et d’autres détails encore, mais cela aurait été une impolitesse invasive. Cependant, en suivant certaines procédures tellement anciennes et obscures que j’ai dû aller fouiller dans les archives pour les consulter – des procédures spécialement conçues pour ce genre de situation –, j’ai effectué ce qu’on appelle une Évaluation Immédiate de Profil Psychologique Post-Traumatique pour Intrication d’Urgence. (Un autre sourire.) C’était afin que ce qui a déclenché l’occurrence d’intrication elle-même, là d’où vous venez, ne puisse pas compromettre la sécurité de votre transfert dans la Virtualité. (Sensia leva son verre et le regarda un instant avant de le reposer.) Et j’ai découvert que vous aviez vécu une expérience traumatique, poursuivit-elle rapidement sans croiser le regard de Lededje. Je l’ai en quelque sorte mise à l’écart, provisoirement effacée de vos souvenirs transférés, le temps que vous vous habituiez un peu, que vous soyez prête, tout ça…
— Non, vraiment ? Vous savez faire ça ?
— Oh, c’est un jeu d’enfant, techniquement parlant, dit Sensia qui semblait soulagée. Les contraintes sont purement morales, fondées sur les règles. Et la décision vous appartient entièrement, bien sûr, quand vous vous serez complètement réintégrée, si vous voyez ce que je veux dire. Quoique, franchement, à votre place, je ne me dépêcherais pas trop.
Lededje fit encore un gros effort pour essayer de se souvenir de ce qui s’était passé avant qu’elle arrive ici. Elle avait été à Espersium, marchant dans une allée bordée d’arbres et pensant que… qu’il était temps de s’évader.
Hmm… Voilà qui est intéressant. Était-ce donc ça qui s’était passé ? Avait-elle enfin trouvé un moyen d’échapper à ce salopard de Veppers, avec tout son argent, son pouvoir et son influence, en se servant de cette histoire d’intrication ? Mais ça laissait une question en suspens : où était son moi réel ? Sans compter l’autre question, celle de savoir pourquoi elle se souvenait de si peu, et quel était ce « traumatisme » dont Sensia avait plein la bouche…
Elle vida son verre et se redressa dans son fauteuil.
— Dites-moi tout, fit-elle d’une voix déterminée.
Sensia la regarda un instant. Elle avait l’air inquiète et pleine de compassion.
— Lededje, dit-elle enfin doucement et lentement, diriez-vous que vous êtes une personne… psychologiquement forte ?
Ah, merde…
Quand elle était toute petite, il y avait eu une époque dont elle se souvenait encore où elle n’avait pas éprouvé d’autres sentiments que celui d’être aimée, privilégiée et spéciale. Cela allait plus loin que la sensation habituelle que tous les bons parents procurent naturellement à leurs enfants. Il y avait de ça, bien sûr – cette impression d’être au centre d’une attention et d’une sollicitude inconditionnelles –, mais pendant quelque temps, elle avait été juste assez mûre pour comprendre qu’elle avait la chance de bénéficier d’encore plus que ça. D’abord, elle vivait dans une grande et belle demeure au milieu d’une propriété d’une splendeur extraordinaire, peut-être même unique, et ensuite, elle était totalement différente des autres enfants, de même que sa mère était totalement différente des autres adultes de la grande maisonnée.
Elle était née Intaillée. Elle était humaine, certainement, et sichultienne (on apprenait très tôt qu’il y avait d’autres types d’humains, mais qu’à l’évidence les Sichultiens étaient ce qu’il y avait de mieux), mais pas seulement : elle était une Intaillée, quelqu’un dont la peau, le corps entier, chaque organe interne et chaque partie externe de son anatomie, étaient différents – remarquablement différents – de ceux de tous les autres humains.
Les Intaillés ne ressemblaient aux gens ordinaires que par leur silhouette, ou dans des conditions d’éclairage si médiocres qu’on les distinguait à peine. Si on allumait la lumière, ou si on était dehors au soleil, ils se révélaient de fabuleuses créatures. Un Intaillé était couvert de la tête aux pieds de ce qu’on appelait un tatouage congénitalement appliqué. Lededje était née tatouée, et elle avait émergé du ventre de sa mère avec des motifs extraordinairement complexes, codés de façon indélébile au niveau cellulaire, tant sur sa peau qu’à l’intérieur de son corps.
En général, un authentique Intaillé pour Dettes, tel que pleinement reconnu par les systèmes judiciaire et administratif sichultiens, naissait avec une peau d’un blanc laiteux qui faisait d’autant mieux ressortir les motifs qui étaient classiquement d’un noir d’encre. Leurs dents étaient également tatouées ainsi que le blanc de leurs yeux. Sur leurs ongles translucides, on pouvait distinguer un dessin, tandis qu’un autre était tout juste visible à la racine. Les pores de leur peau étaient disposés selon une formule précise, parfaitement programmée, et même leur réseau de capillaires obéissait à un tracé précis, sans rien devoir au hasard du développement. Si vous leur ouvriez le corps, vous trouveriez des motifs similaires à la surface de leurs organes, jusque dans le cœur et les intestins. Nettoyez leurs os, et vous verriez les dessins sur la pâle surface de leur squelette. Sucez-en la moelle et brisez-les, et vous continueriez de voir l’ornementation. À tous les niveaux possibles de leur anatomie, ils portaient la marque qui les distinguait des pages blanches que constituaient les autres gens, aussi bien que de ceux qui avaient simplement choisi de se faire tatouer par d’autres procédés conventionnels.
Certains Intaillés, particulièrement au cours du dernier siècle, n’étaient pas blancs comme la neige à la naissance, mais presque noirs comme la nuit. En particulier, leur peau était décorée de motifs encore plus exotiques, avec des effets irisés, fluorescents, argentés comme du mercure, qui de l’avis général ressortaient encore mieux sur un fond noir. Lededje avait été une de ces créatures encore plus fabuleusement marquées, l’élite de l’élite, ainsi qu’elle s’était considérée à l’époque.
Sa mère, dont les motifs étaient tracés sur une peau beaucoup plus claire, et dans une encre noire classique, aimait beaucoup Lededje et lui faisait sentir à quel point elle avait de la chance d’être ce qu’elle était, et qui elle était. La fille était fière d’être encore plus merveilleusement tatouée que sa mère, et était fascinée par leurs motifs respectifs. Même à cet âge tendre, alors qu’elle ne lui arrivait encore qu’à la taille, elle voyait bien que, malgré la plus grande surface du corps de sa mère et le tracé merveilleusement artistique de ses tatouages, elle-même avait des motifs beaucoup plus complexes, plus précisément et plus finement dessinés. Elle l’avait remarqué, mais elle s’abstenait d’en parler car elle se sentait un peu triste pour sa mère. Un jour, pensait-elle, sa mère pourrait peut-être avoir une peau aussi magnifiquement intaillée que la sienne. Lededje avait décidé que quand elle serait riche et célèbre, elle donnerait à sa mère l’argent nécessaire pour cela. Elle se sentait une vraie grande personne d’avoir eu cette idée.
Quand elle commença à se mêler aux autres enfants du domaine, ils la traitèrent avec révérence. D’abord, ils étaient eux-mêmes un mélange de couleurs, et un bon nombre étaient plutôt pâles. Elle, elle était pure. Mais surtout, les autres enfants ne portaient aucune marque, ils n’avaient pas de motifs fabuleux sur la peau ni même ailleurs, que ce fût en évidence ou cachés. Des motifs qui grandissaient lentement, mûrissaient progressivement, se modifiaient subtilement et gagnaient sans cesse en complexité. Ils étaient pleins de déférence à son égard, plaçaient ses désirs et ses besoins au-dessus des leurs, et se comportaient en pratique comme des adorateurs. Elle était leur princesse, leur reine, presque leur déesse sacrée.
Cela avait progressivement changé. Elle soupçonnait sa mère d’avoir usé de toute son influence pour protéger son enfant de la vérité dégradante aussi longtemps qu’elle avait pu, au détriment de sa propre position et de son statut au sein de la maisonnée.
Car la vérité était que les Intaillés étaient plus que de simples humains exotiques. Ils étaient à la fois plus et moins que des ornements extravagants au sein de la maisonnée et de l’entourage des puissants et des riches, affichés tels des bijoux vivants dans les occasions sociales importantes et dans les lieux de pouvoir financier, politique et social – même si c’était largement leur rôle.
Ils étaient des trophées, ils étaient les drapeaux remis par les ennemis défaits, les documents de capitulation signés par les vaincus, les têtes d’animaux sauvages ornant les murs de ceux qui les possédaient.
Les Intaillés enregistraient dans leur chair la chute de leurs familles, la honte de leurs parents et de leurs grands-parents. Être ainsi marqué revenait à témoigner d’une dette léguée dont une partie du remboursement était votre propre existence.
C’était une particularité des lois de Sichult – dont l’origine remontait aux pratiques de la caste-nation qui était sortie victorieuse deux siècles plus tôt du conflit qu’elle avait déclenché pour imposer au monde sa façon de voir les choses – que si une dette commerciale ne pouvait être intégralement remboursée, ou si les clauses d’un contrat ne paraissaient pas remplies aux yeux d’une des parties, faute de fonds ou d’autres biens négociables, la partie en défaut ou insuffisamment provisionnée pouvait s’acquitter de ses obligations en s’engageant à ce qu’une ou deux générations de sa progéniture soient Intaillées, et en acceptant de remettre au moins quelques-uns de ses enfants et petits-enfants – en général pour la vie, mais pas toujours – aux bons soins et au contrôle de celui envers qui elle était débitrice ou en désavantage fiscal. En pratique, ils devenaient la propriété du créancier.
Depuis que les Sichultiens avaient rencontré le reste de la communauté galactique, grâce à un contact avec une espèce qu’on appelait les Flekkiens, c’est avec indignation qu’ils faisaient valoir que chez eux, les riches et les puissants aimaient leurs enfants autant que les riches et les puissants des autres espèces civilisées, qu’ils avaient simplement un profond respect pour la loi et que c’était une question d’honneur que de s’acquitter de ses dettes. Il ne s’agissait donc absolument pas de minimiser les droits des mineurs ou d’autres innocents qui se trouveraient simplement débiteurs par héritage.
Ils faisaient remarquer que les droits et le bien-être des Intaillés étaient garantis par tout un ensemble de lois strictement appliquées, afin qu’ils ne soient pas négligés ni maltraités par ceux qui en étaient, en pratique, les propriétaires. Et de fait, en un sens, les gens ainsi Marqués pouvaient même être considérés comme faisant partie des citoyens les plus privilégiés, car ils étaient élevés dans le luxe absolu, ils évoluaient parmi l’élite, participaient aux réceptions les plus importantes de la société et de la Cour, et personne n’attendait d’eux qu’ils travaillent pour gagner leur vie. La plupart des gens auraient volontiers renoncé à leur prétendue « liberté » pour mener une telle existence. Ils étaient précieux, et d’une valeur presque – mais pas tout à fait – inestimable. Que pouvait-on demander de plus, quand on avait failli naître dans la pauvreté la plus abjecte ?
Confrontés à la moralité extraordinairement sophistiquée d’une métacivilisation infiniment plus ancienne, plus vaste, et par conséquent plus sage qu’eux, les Sichultiens avaient vu remettre en question leurs coutumes et leurs principes éthiques jusque-là évidents à leurs yeux. Comme beaucoup de sociétés dans une situation similaire, ils s’étaient attachés à protéger leurs faiblesses de développement et avaient refusé de renoncer à ce que certains d’entre eux considéraient comme une de leurs caractéristiques sociales fondamentales, une partie vitale et dynamique de leur culture.
Bien sûr, ce point de vue n’était pas partagé par tous les Sichultiens. Il y avait toujours eu une opposition au concept d’Intaillement pour Dettes, ainsi qu’à l’idée même d’un système politico-économique configuré pour admettre de tels principes – quelques canailles à l’esprit dérangé et fauteurs de troubles dégénérés contestaient même la primauté de la propriété privée et de l’accumulation de capital sans limites –, mais la plupart des Sichultiens acceptaient cette pratique, et en étaient même sincèrement fiers.
Pour les autres espèces et civilisations, ce n’était qu’une de ces petites bizarreries comme on en trouve forcément quand on découvre un nouveau membre de la communauté, une aspérité qui serait probablement limée avec le reste à mesure que les Sichultiens s’adapteraient et trouveraient leur place à la grande table de banquet galactique pour se joindre à la fête panespèces.
Lededje se souvenait encore du moment où elle avait commencé à comprendre que ses tatouages n’étaient finalement pas merveilleux, mais au contraire honteux. Si elle était ainsi marquée, ce n’était pas pour la distinguer comme quelqu’un de plus important et privilégié, mais plutôt comme on marque du bétail, pour bien faire comprendre aux autres qu’elle leur était inférieure. Elle était un bien, un trophée, l’aveu d’une défaite et d’une honte familiale. Cette prise de conscience avait été l’étape la plus importante et la plus humiliante de sa vie.
Elle avait aussitôt essayé de s’enfuir, de quitter la nursery où l’un des autres enfants, un peu plus âgé qu’elle, l’avait finalement et très catégoriquement informée de tout cela. Mais elle n’avait pas réussi à aller plus loin que l’un des petits dômes satellites qui entouraient la résidence, à peine un kilomètre plus loin.
Elle avait crié, hurlé, ragé contre sa mère pour ne pas lui avoir dit la vérité sur ses tatouages. Elle s’était jetée sur son lit et ne l’avait pas quitté pendant plusieurs jours. Recroquevillée sous les couvertures, elle avait entendu sa mère sangloter dans la chambre à côté, et cela lui avait fait plaisir un moment. Plus tard, elle s’en était amèrement voulu d’avoir détesté sa mère, et elles avaient pleuré ensemble, blotties dans les bras l’une de l’autre, mais rien ne pourrait plus être pareil désormais, ni entre elles ni avec les autres enfants, dont elle se sentait maintenant la reine déchue.
Il lui avait fallu des années avant qu’elle reconnaisse tout ce que sa mère avait fait pour la protéger, et qu’elle comprenne que cette première tromperie, la fabrication de ce rêve absurde d’être privilégiée, avait été une façon d’essayer de la préparer aux vicissitudes qu’elle affronterait inévitablement plus tard dans sa vie.
D’après sa mère, la raison pour laquelle elle avait été elle-même tatouée de force et que Lededje était née Intaillée – comme le seraient un ou deux des enfants qu’elle était tenue de produire, par contrat et dette d’honneur –, était que son défunt mari, Grautze, le père de Lededje, avait été trop confiant.
Grautze et Veppers avaient été des amis très proches depuis l’école, et ils s’étaient associés dès le début de leurs carrières commerciales. Tous deux étaient issus de familles extrêmement riches, puissantes et célèbres, et ils étaient devenus eux-mêmes encore plus riches, puissants et célèbres, en concluant des marchés et en amassant des fortunes. Ils s’étaient fait aussi beaucoup d’ennemis, certes, mais cela faisait partie du cours naturel des affaires. Ils étaient rivaux, mais c’était une rivalité amicale, et ils étaient partenaires dans beaucoup d’entreprises.
Un jour, une perspective de marché se présenta, plus importante et lucrative que tout ce qu’ils avaient pu entreprendre jusque-là. C’était une affaire monumentale, de nature à consolider leur réputation, à leur permettre d’entrer dans l’histoire et de changer le monde. Ils firent le serment solennel de travailler ensemble sur ce marché, associés à parts égales. Pour sceller cet engagement et en marquer l’importance, ils devinrent même frères de sang. Pour cela, ils utilisèrent une paire de couteaux très anciens que l’arrière-grand-père de Lededje avait offerts au grand-père de Veppers quelques dizaines d’années plus tôt. Rien n’avait été signé entre eux, mais ils s’étaient toujours comportés honorablement l’un envers l’autre, et leur parole suffisait largement.
Les détails de la trahison et la façon dont ce serment avait été violé étaient d’une telle complexité qu’il avait fallu une armée d’avocats pour les élucider. Toujours est-il qu’au bout du compte, le père de Lededje perdit tout et Veppers gagna tout, et plus encore. La famille de son père fut presque complètement ruinée, elle aussi, le désastre financier se propageant jusqu’aux frères, sœurs, parents, oncles, tantes et cousins.
Veppers avait ostensiblement affiché sa sollicitude. Dans la complexité de cette affaire, une grande partie des dégâts financiers avaient été infligés par des sociétés concurrentes, et Veppers s’était attaché à racheter leurs créances concernant le père de Lededje, mais il se gardait bien d’intervenir pour empêcher les dégâts eux-mêmes. Le dernier acte de la traîtrise fut d’exiger, quand tous les autres moyens de payer les dettes eurent été épuisés, que Grautze accepte que sa femme soit Marquée, et que son prochain enfant – et ceux que cet enfant aurait plus tard – devienne un Intaillé pour Dettes.
Veppers afficha tous les signes d’une profonde tristesse de devoir en arriver à cette extrémité, mais il déclara qu’il ne voyait pas d’autre solution, que c’était la seule voie honorable, et que s’ils n’avaient pas d’honneur, que leur restait-il ? Il s’attira une sympathie considérable de devoir ainsi supporter le spectacle des souffrances de son meilleur ami et de sa famille, mais il insista sur le fait que, malgré la détresse qu’il en éprouvait, c’était absolument nécessaire. Les riches ne pouvaient pas, et ne voulaient pas, être au-dessus des lois.
La première partie de la sentence, approuvée par la Cour suprême de Sichult, fut dûment exécutée. On emmena la mère de Lededje et on la plongea dans une sorte de coma, pendant lequel elle fut tatouée. Le soir même, son mari se trancha la gorge avec l’un des deux couteaux qui avaient servi à sceller le désastreux accord initial.
On découvrit très rapidement le corps de Grautze. Les médecins réussirent à en récupérer un échantillon de sperme viable. Utilisé sur un ovule prélevé sur sa veuve encore inconsciente après la procédure de tatouage, il produisit un embryon que l’on altéra afin d’en faire un Intaillé, puis on le réimplanta dans l’utérus de la veuve. Un bon nombre des membres de l’équipe médicale qui avait procédé à la reconfiguration de l’embryon considérèrent que c’était leur chef-d’œuvre. Le résultat avait été Lededje.
Le motif de base du dessin fabuleux qui recouvrait chaque centimètre carré de sa peau était la lettre V pour Veppers, mais aussi pour la Corporation Véperine qu’il dirigeait. D’autres éléments incorporaient les couteaux jumeaux entrecroisés, et des images de l’objet concerné par le marché fatal qui avait conduit à tout cela : la soletta de Sichult, la construction géante installée dans l’espace afin de protéger la planète d’une partie des radiations solaires.
En grandissant, Lededje tenta à de nombreuses reprises de s’enfuir. Elle n’allait jamais très loin. Quand elle commença à se considérer comme une jeune femme et non plus une fillette, quand son intaille se révéla dans toute sa splendeur étonnamment complexe, elle comprit enfin à quel point son maître, Mr Veppers, était fabuleusement riche, et que son pouvoir et son influence étaient pratiquement sans limites. Elle renonça à essayer de s’enfuir.
Ce n’est que quelques années plus tard, quand Veppers commença à la violer, qu’elle découvrit que plus l’auteur présumé d’un crime était riche, moins les lois concernant les droits des Intaillés étaient contraignantes. Elles se réduisaient plutôt à des principes, des lignes de conduite générales. C’est alors qu’elle reprit ses tentatives d’évasion. La première fois, elle réussit à atteindre la limite de la propriété, à quatre-vingt-dix kilomètres de la résidence, après avoir parcouru l’un des sentiers à travers la grande forêt.
Le jour précédant la capture de Lededje, sa mère désespérée se jeta du haut d’une tour dans la partie de la propriété que Lededje et ses camarades appelaient le labyrinthe aquatique.
Lededje n’avait jamais confié à sa mère que Veppers la violait. La première fois, celui-ci lui avait dit que si elle le lui révélait, il ferait en sorte qu’elle ne puisse plus jamais la revoir. Aussi simple que ça. Mais sa mère avait dû s’en douter. C’était peut-être la véritable raison de son suicide.
Lededje pensait comprendre pourquoi la mort avait semblé la solution la plus facile pour sa mère. Elle avait même envisagé un instant d’en faire autant, mais elle n’avait pu se résoudre à passer à l’acte. Elle aurait bien aimé priver Veppers de la personne la plus précieuse à ses yeux dans la maisonnée, mais elle ne pouvait accepter l’idée de se suicider à cause de lui.
Apparemment, la perte de sa mère n’avait pas suffi. Sa tentative d’évasion lui avait également valu un châtiment corporel. Sur une partie de peau relativement peu décorée au creux de ses reins, on avait exécuté un tatouage merveilleusement détaillé – mais qui à ses yeux restait horriblement rudimentaire par comparaison – représentant une jeune fille à la peau noire courant dans une forêt. La séance de tatouage avait été douloureuse.
Et maintenant, tandis que Sensia laissait les souvenirs se réintégrer lentement, elle sut que sa deuxième évasion avait eu lieu dans la ville, la capitale, Ubruater. Elle avait réussi à rester libre plus longtemps, cette fois – cinq jours au lieu de quatre –, bien qu’elle n’eût parcouru que deux kilomètres. L’aventure s’était terminée dans le bâtiment de l’Opéra, que Veppers avait financé personnellement.
Elle grimaça en se souvenant de la lame pénétrant dans sa poitrine, se glissant entre ses côtes et plongeant dans son cœur. Elle sentit de nouveau le goût du sang de Veppers dans sa bouche, la consistance cartilagineuse du bout de son nez qu’elle avait mâché avant de l’avaler. Elle entendit ses cris et ses injures, et sentit sur sa joue la dernière gifle qu’il lui avait donnée alors qu’elle était pratiquement morte.
Elles étaient maintenant ailleurs.
Elle avait demandé à Sensia de modifier la couleur de sa peau – ce teint mordoré ressemblait trop à celui de Veppers – pour qu’elle soit d’un beau noir brillant. À sa demande, la maison et le paysage avaient été transformés eux aussi, le tout en un instant.
Elles se tenaient à présent devant une maison plus modeste, d’un seul étage, en brique blanche, dans une petite oasis de verdure au milieu d’un grand désert de sable dont les dunes s’étendaient jusqu’à l’horizon. Des tentes bariolées étaient plantées autour de petites mares et le long de ruisseaux à l’ombre de grands arbres au feuillage rouge.
— Faites qu’il y ait des enfants, dit Lededje.
Et des enfants apparurent aussitôt, une douzaine, riant et jouant à s’éclabousser dans l’une des mares, indifférents aux deux femmes qui les observaient depuis la maison de brique.
Sensia avait proposé qu’elles s’asseyent avant d’ouvrir la vanne des souvenirs de Lededje concernant les quelques derniers jours et heures de sa vie. Elles s’étaient installées sur un tapis étalé sur une plate-forme en bois devant la maison tandis que Lededje revivait avec une horreur grandissante les événements qui avaient conduit à sa mort. Il y avait eu le trajet habituel en aérocar pour se rendre à la capitale, plein de loopings et de piqués à vous retourner l’estomac – Veppers aimait s’amuser –, puis elle s’était installée dans sa chambre de l’hôtel particulier – une autre résidence immense au cœur de la ville. Ensuite, elle s’était éclipsée au cours d’une visite chez un couturier et elle avait arraché de son talon le traceur qu’elle y avait trouvé implanté quelques mois plus tôt. Elle avait récupéré des vêtements dans une cachette préparée à l’avance, du maquillage et des accessoires, puis elle s’était enfuie par les rues de la ville avant de se retrouver finalement acculée dans l’Opéra.
La façon dont Sensia lui permettait de revivre ses expériences lui donnait l’impression que c’était arrivé à quelqu’un d’autre, comme sur une scène de théâtre ou dans un film. Dans ce premier passage, l’avatoïde lui avait épargné de vivre tout cela de façon directe, mais elle pouvait choisir d’y revenir plus en détail si elle le souhaitait. C’est ce qu’elle avait fait, et qu’elle refaisait maintenant. Elle fit de nouveau la grimace.
Lededje s’était relevée, le choc maintenant passé. Sensia était à son côté.
— Alors, comme ça, je suis morte ? demanda-t-elle sans comprendre encore tout à fait.
— Ma foi, dit Sensia, manifestement, vous n’êtes pas morte au point de ne pas pouvoir poser cette question, mais enfin, oui, techniquement, vous l’êtes.
— Comment suis-je arrivée ici ? C’est ce truc d’intrication ?
— Oui. Vous deviez avoir une sorte de lacis neural dans la tête, qui s’est intriqué avec le système archaïque qui m’a été légué par le vaisseau approprié.
— Quel vaisseau approprié ?
— Laissons ça de côté pour l’instant.
— Et qu’est-ce que c’est que ce lacis neural dans ma tête ? Je n’en avais pas !
— Vous en aviez forcément un. La seule autre explication possible serait que quelqu’un vous ait placé une sorte d’inducteur neural autour du crâne lui permettant de lire votre état mental tandis que vous agonisiez. Mais c’est très douteux. Ce n’est pas le genre de technologie que vous possédez…
— Mais nous avons des aliens, protesta Lededje. Surtout à Ubruater – c’est la capitale de la planète, du système, de tout l’Habilitement. Les aliens ont des ambassades et ils se promènent partout. Ils doivent avoir la technologie nécessaire.
— Très certainement, mais pourquoi coderaient-ils l’état de votre cerveau pour le transmettre ensuite sans aucune documentation à un vaisseau de la Culture situé à trois mille cinq cents années-lumière ? D’autre part, en posant simplement un casque d’induction, quelle que soit sa sophistication, sur un mourant qui n’a plus que quelques secondes à vivre, il serait impossible d’enregistrer un état mental aussi détaillé et cohérent que le vôtre. Même dans un environnement médical équivtech de premier ordre, avec une longue préparation et un sujet stable, on ne pourrait jamais capter la finesse de détails que vous possédez. Un lacis neural capable d’effectuer une sauvegarde intégrale évolue avec le cerveau dans lequel il est installé, il y fait son nid au fil des années, il devient expert à reproduire chaque détail de la conscience qu’il interpénètre et avec laquelle il cohabite. Voilà le genre de chose que vous avez dû avoir. Et en plus, il avait manifestement une capacité d’intrication incorporée.
— Alors, je suis… complète ? Une copie parfaite ?
— Il est impossible d’en être absolument certain, mais je pense que c’est plus que probable. Il y a certainement moins de différences entre le vous qui est mort et celui que vous êtes maintenant qu’il n’y en aurait entre vos deux personnalités à vingt-quatre heures d’intervalle.
— Et tout ça, c’est aussi grâce à cette histoire d’intrication ?
— En partie seulement. Les versions à chaque bout du processus devraient être absolument identiques, à condition que la partie non originale de la paire ne s’effondre pas.
— Quoi ?
— L’intrication est une technique formidable, mais dans environ deux pour cent des cas, elle ne marche pas. En fait, elle échoue lamentablement. C’est pour cela qu’on n’y a presque jamais recours, c’est beaucoup trop risqué. On s’en sert en temps de guerre, quand c’est toujours mieux que rien, et il est possible que certains agents de CS y aient été soumis, mais à part ça, jamais.
— Pourtant, les probabilités ont joué en ma faveur.
— Assurément. Et ça vaut toujours mieux que d’être morte. (Sensia se tut un instant.) Malgré tout, cela ne répond pas à la question de savoir comment vous avez pu vous retrouver avec dans la tête un lacis neural non seulement doté d’une capacité de sauvegarde intégrale, mais aussi équipé pour procéder à une intrication ciblée sur un sous-système archaïque légué depuis longtemps et dont pratiquement tout le monde avait oublié l’existence. (Elle se retourna et regarda Lededje.) Vous froncez les sourcils.
— Je viens juste de penser à quelque chose.
Elle l’avait rencontré au cours d’une réception donnée dans la Troisième Équatour, dans la station spatiale portuaire de l’un des cinq ascenseurs équatoriaux de Sichult. Un vaisseau jhlupien en mission commerciale était récemment arrivé et avait débarqué divers notables de cette civilisation de haut niveau avec laquelle Veppers avait des relations d’affaires. Le carrousel spatial où se tenait la réception était l’un des gigantesques tores pivotant inlassablement sous la masse arrondie des docks de la station. Des hublots inclinés fournissaient une vue sans cesse changeante de la planète au-dessous.
Elle se souvenait de sa première impression des Jhlupiens : ils semblaient n’être faits que de coudes, ou peut-être de genoux. C’étaient des créatures à l’allure pataude, des sortes de crabes géants munis de douze membres. Leur peau ou leur carapace était verte avec des reflets lustrés. Trois pédoncules assez courts terminés par des yeux dépassaient du corps principal, qui était un peu plus grand qu’un homme roulé en boule. Au lieu de se servir de leurs nombreuses pattes grêles, ils flottaient sur des sortes de coussins métalliques, d’où sortait également leur voix traduite.
Cela s’était passé dix ans plus tôt. Lededje avait seize ans à l’époque, et commençait seulement à se faire à l’idée qu’elle était devenue femme et que son intaillement désormais presque achevé faisait d’elle un objet de fascination partout où elle allait – et de fait, c’était sa seule raison d’être en ce qui concernait Veppers et le reste du monde.
Elle commençait juste à être introduite dans ce genre de réceptions, en tant que membre de l’entourage de Veppers. Et quel entourage c’était… Au-delà de ses divers grouillots et porteurs de mallettes, ainsi qu’un certain nombre de gardes du corps – Jasken étant la dernière ligne de défense –, Veppers était le genre d’oligarque qui semblait se sentir un peu nu s’il n’avait pas également avec lui son Conseiller en Relations Médiatiques et son Loyauticien.
Elle ne savait toujours pas exactement en quoi consistait le travail des Loyauticiens, mais ils semblaient avoir un but et une utilité. Quant à elle, elle n’était qu’un ornement fait pour être regardé et admiré, un objet de fascination et d’étonnement. Sa tâche était de symboliser et amplifier la magnificence et la fortune inconcevable de Mr Joiler Veppers, Président et Premier Dirigeant de la Corporation Véperine – l’homme le plus riche du monde, de tout l’Habilitement, à la tête de la société la plus puissante et la plus prospère qui ait jamais existé.
L’homme qui la regardait semblait terriblement vieux. Ou bien c’était un Sichultien très altéré, ou alors un alien panhumain – le type humain s’était révélé être une des formes de vie les plus communément répétitives de la Galaxie. Probablement un alien… Vouloir se donner l’aspect d’un vieillard aussi squelettique serait vraiment une perversion inquiétante. Aujourd’hui, même les plus pauvres pouvaient se payer des traitements permettant de conserver l’aspect de la jeunesse pratiquement jusqu’au dernier soupir. Cela voulait dire qu’on continuait de pourrir de l’intérieur, avait-elle entendu dire, mais c’était un faible prix à payer si l’on pouvait ainsi éviter d’avoir l’air décrépit jusqu’à la dernière minute. De toute façon, ici, il n’y avait pas de pauvres. C’était une réception très exclusive, même s’il y avait deux cents invités.
Il n’y avait que dix Jhlupiens dans l’assistance. Le reste étaient des Sichultiens, des dirigeants commerciaux, politiciens, bureaucrates et représentants des médias, accompagnés de leurs domestiques, assistants et dépendants. Elle comptait sans doute parmi les dépendants.
Généralement, on attendait de Lededje qu’elle reste à proximité de Veppers, pour que tous soient dûment impressionnés par l’exotisme humain fabuleux qu’il pouvait s’offrir, mais il s’était écarté avec son premier cercle de négociateurs pour discuter avec deux des crabes géants dans une sorte d’alcôve gardée par trois Zeïs – les puissants gardes du corps de Veppers, des clones hyperaugmentés. Lededje en était venue à comprendre qu’une grande partie de sa valeur résidait dans le fait qu’elle fournissait une diversion dont Veppers se servait pour éblouir et étourdir ceux qu’il voulait éblouir et étourdir, souvent pour leur faire gober quelque chose, ou simplement pour les mettre dans de bonnes dispositions. Les Jhlupiens étaient peut-être capables de voir qu’elle était significativement différente des autres invités, mais les Sichultiens leur étaient de toute façon tellement étrangers que cela n’ajoutait pas grand-chose, et sa présence n’était donc pas nécessaire quand Veppers voulait leur parler de sujets importants.